XVII
Le conseiller de la Maison-Blanche était installé en face de Bryson, de l'autre côté d'une table de réunion en acajou patiné. Des rides de tension barraient son grand front. Pendant plus de vingt minutes, Richard Lanchester avait écouté Bryson, captivé par son récit ; il acquiesçait, prenait des notes, ne l'interrompait qu'en de rares occasions, pour demander quelques éclaircissements. Chacune de ses questions était pertinente, incisive : il levait les ambiguïtés et les confusions pour atteindre directement le cœur du problème. Bryson était impressionné par l'intelligence et la vivacité d'esprit de cet homme, qui réécoutait attentivement. Bryson lui fit un rapport complet, s'adressant à lui comme à un supérieur chargé d'entendre le bilan d'une mission, tout comme il le faisait avec Waller autrefois : il exposait les faits avec calme, objectivité, évaluant en toute rigueur les probabilités, évitant les conjectures sans fondement. Il mettait ses révélations en perspective, tentait de discerner un schéma général — une tâche difficile.
Les deux hommes se trouvaient dans un local hautement sécurisé au cœur du quartier général de l'OTAN, une pièce surnommée « la bulle ». Le sol et les murs étaient faits d'un seul bloc, entourés d'une épaisse couche de caoutchouc qui les isolait des parois extérieures en béton, et empêchait effectivement la moindre vibration sonore de s'échapper. Des tests étaient effectués quotidiennement pour s'assurer que la bulle restait à l'abri des micros ou de tout autre système d'écoute. Des officiers de la sécurité scannaient la pièce et ses environs immédiats tous les jours. Il n'y avait aucune fenêtre, pour éviter que l'on puisse déchiffrer les vibrations sonores des voix humaines par écho micro-onde ou rayon laser. La bulle était également dotée, en dernier recours, d'un ingénieux système de protection : un corrélateur spectral, branché vingt-quatre heures sur vingt-quatre, était capable de détecter toute surveillance faisant appel à un analyseur de spectre, et un corrélateur acoustique, employant la reconnaissance automatique des motifs sonores, pouvait repérer tout appareil d'écoute se trouvant dans les environs. Enfin, un générateur de bruit acoustique était toujours en activité : il engendrait une couche de bruit rose, neutralisant l'action d'éventuels micros mouchards et autres transmetteurs audio dissimulés dans les parois ou les prises électriques. Lanchester avait insisté pour que leur rencontre ait lieu à l'intérieur des murs hautement protégés de la bulle : c'était la preuve qu'il prenait très au sérieux les informations qu'avait à lui communiquer Bryson.
Lorsque Bryson eut terminé, Lanchester releva la tête, visiblement troublé.
— Ce que vous venez de me dire est totalement grotesque, du grand délire... et pourtant cela sonne vrai... parce que des bribes de votre récit confirment, çà et là, exactement le peu que je sais.
— Mais vous connaissez forcément l'existence du Directorat ! Vous êtes le président du Conseil de Contrôle des Services de Renseignement ; je pensais que vous seriez déjà au courant de tout.
Lanchester ôta ses lunettes à monture invisible et les nettoya pensivement avec un mouchoir.
— L'existence du Directorat est l'un des secrets les mieux gardés du gouvernement. Peu après mon arrivée au CCSR, on m'en a touché deux mots : celui qui m'a fait le compte rendu était l'une de ces fourmis du monde du renseignement, l'un de ces types anonymes et inconnus, qui opèrent dans l'ombre mais qui sont le pouvoir permanent de Washington. Et je dois dire qu'au départ, je pensais qu'il avait une araignée au plafond. C'était l'histoire la plus rocambolesque que j'avais jamais entendue. Une agence de renseignement clandestine, qui fonctionnait à l'abri des regards et des contrôles de l'État, sans rien demander à personne : c'était ridicule ! Si j'avais osé suggérer cette éventualité devant le président il m'aurait expédié tout droit en maison de repos — et non sans raison.
— Que trouvez-vous de si rocambolesque dans mon histoire ? La véritable nature du Directorat, la duperie à l'intérieur de la duperie ?
— Non, pas vraiment. En fait, Harry Dunne m'a parlé du Directorat, voilà quelques mois : à l'époque il n'avait apparemment découvert qu'une partie de la vérité. Il pensait que les fondateurs et les dirigeants actuels du Directorat venaient tous du GRU, que Ted Waller était en fait un dénommé Gennadi Rosovski. Ce qu'il m'a confié était troublant, extrêmement surprenant, et par nature, ces renseignements devaient rester hautement confidentiels. Si ces faiblesses dans la sécurité nationale étaient rendues publiques, c'est le gouvernement tout entier qui se trouverait déstabilisé.
— Pourtant, vous avez dû entendre ses déclarations d'une oreille plus que sceptique.
— Certes. Mais je ne lui ai pas ri au nez non plus... les références de Dunne sont trop sérieuses pour qu'on se permette de ne pas porter un certain crédit à ses propos. Mais franchement, une supercherie d'une telle envergure, c'est difficile à admettre... Ce qui me dérange vraiment c'est votre analyse de la situation, les activités actuelles du Directorat...
— Dunne ne vous en a pas informé ?
Lanchester secoua lentement la tête, en un geste à peine perceptible.
— Je n'ai pas eu de nouvelles depuis des semaines. S'il travaillait sur ce genre de dossier, il aurait normalement dû me tenir au courant. Peut-être qu'il attendait d'en savoir plus, d'amasser des preuves plus substantielles et irréfutables.
— Vous devez avoir les moyens de le joindre, de le retrouver.
— Je ne suis pas magicien. Mais je vais passer quelques coups de fil, voir ce qu'il en est... on ne disparaît pas comme ça du septième étage de la CIA. S'il a été pris en otage, ou s'il est mort, je finirai bien par le savoir, Nick. Oui, je pense être capable de le retrouver.
— La dernière fois qu'on s'est vus, il s'inquiétait d'une possible infiltration de l'Agence. Il avait peur que le Directorat ne soit en train d'en prendre le contrôle.
Lanchester acquiesça.
— Le badge que vous avez retrouvé sur cet homme qui a essayé de vous tuer, à Chantilly, en dit long là-dessus. Evidemment, ces papiers ont pu être volés : il peut aussi s'agir d'un agent devenu véreux, ayant loué ses services sur place. Mais je suis obligé de reconnaître que Dunne et vous avez raison. On ne peut exclure la possibilité que la CIA ait été infiltrée, à un degré inquiétant. Je retourne à Washington dans quelques heures... j'appellerai Langley pour parler au directeur en personne. Mais je dois être franc avec vous, Nick, au risque de vous paraître brutal. Au final, qu'est-ce que nous avons ? Une conversation entendue dans le château d'un marchand d'armes français, impliquant sa participation, ainsi que celle d'Anatoli Prichnikov, dans l'attentat de Lille. Je ne doute pas que ce soit vrai, mais qu'est-ce qui le prouve ?
— La parole d'un homme qui a été agent de renseignement pendant pratiquement deux décennies, répondit Bryson d'une voix sourde.
— Un agent à la solde de cette même agence bizarre, dont nous savons à présent qu'elle est une force hostile opérant contre nos intérêts sur le sol américain. Désolé de me montrer brusque, Nick, mais ça se résume à ça. Vous êtes passé à l'ennemi. Je ne doute pas une seconde de votre sincérité, mais vous savez aussi bien que moi comment notre gouvernement traite les transfuges. Nom de Dieu, regardez ce qu'on a fait à ce pauvre Nosenko. Il a trahi le KGB pour nous prévenir que les Russes étaient derrière l'assassinat de Kennedy, et qu'une taupe de haut niveau avait infiltré la CIA. Eh bien, on l'a enfermé dans une cellule, et on l'a interrogé pendant des années entières. Angleton, le chef, à l'époque, du service de contre-espionnage de la CIA, était persuadé qu'il s'agissait d'un coup monté par les Soviétiques, qu'ils essayaient de nous manipuler, de nous induire en erreur... il n'a rien voulu savoir. Non seulement, il n'a jamais cru ce que lui disait Nosenko, le transfuge le plus important du KGB qu'on ait jamais eu sous la main — malgré toutes les fois qu'on l'a passé au détecteur de mensonges — mais en plus, il l'a harcelé, torturé, jusqu'à le briser tout entier. Et Nosenko, lui, avait des noms précis d'agents, de contacts, des rapports de missions. Vous, ce sont des rumeurs, des bribes de conversations entendues par-ci par-là, des supputations.
— Je vous ai donné plus d'informations qu'il ne faut pour agir, répliqua sèchement Bryson.
— Nick, écoutez-moi. Ecoutez-moi bien, et essayez de comprendre. Imaginons que j'aille voir le président pour lui dire qu'il existe une sorte de pieuvre, une organisation nébuleuse, sans visage, dont je suis incapable de prouver l'existence, dont je ne connais ni le fonctionnement, ni le dessein... mais que je pressens dangereuse... Il aura une crise de fou rire, puis il me renverra du Bureau ovale... ou pire encore.
— Pas avec votre crédibilité.
— Ma crédibilité, comme vous dites, est fondée sur mon refus d'être alarmiste, mon insistance à voir la marchandise avant de discuter. Si quelqu'un d'autre osait prendre la parole sur ce sujet au Conseil National de Sécurité ou au Bureau ovale et avancer de telles allégations sans fondements, je serais le premier à voir tout rouge.
— Mais vous, vous savez…
— Je ne sais rien du tout. Des soupçons, des intuitions, des motifs qu'on croit deviner, tout ça n'est pas du savoir. Dans le jargon des lois internationales, ça ne constitue pas des faits probants. C'est tout à fait insuffisant pour...
— Que proposez-vous ? Ne rien faire, c'est ça, s'emporta Bryson.
— Je n'ai pas dit ça. Ecoutez, Nick, je crois aux lois. On me reproche sans arrêt d'être trop scrupuleux, c'est entendu. Mais ça ne veut pas dire que je vais rester assis dans mon fauteuil pendant que des fanatiques prennent le monde en otage. Ce que je dis, c'est qu'il m'en faut plus. Il me faut des preuves. Je suis prêt à mobiliser toutes les instances gouvernementales possibles, mais d'abord il faut que vous me rameniez du concret
— Mais bon sang, on n'a pas le temps !
— Bryson, écoutez-moi à la fin ! — Il y avait une nouvelle intensité dans le regard de Lanchester. — Il m'en faut plus. Des faits précis. Je veux connaître leurs plans ! Je compte sur vous. On compte tous sur vous.
*
— Je compte sur vous. On compte tous sur vous.
A des milliers de kilomètres de là, dans la petite pièce sombre, la voix de Lanchester sortait des enceintes de la table d'écoute.
« Dites-moi comment je peux vous aider ? Quels moyens dois-je mettre à votre disposition ? »
L'homme qui écoutait prit un combiné téléphonique et enfonça une touche. Un instant plus tard, il parlait à voix basse.
— Il a bien pris contact. Comme on l'avait prévu.
— Ça correspond à son profil, répondit une voix à l'autre bout du fil. Il frappe le plus haut possible. La seule chose qui m'étonne, c'est qu'il n'ait pas essayé le chantage ou les menaces. Je veux savoir exactement avec qui et pour qui il travaille.
— Compris. On n'a, malheureusement, aucune idée de sa prochaine destination.
— Pas de soucis. De nos jours, le monde est tout petit. Il ne pourra pas s'enfuir. Il n'a nulle part où aller.
*
Bryson abandonna la voiture de location à quelques rues du quartier de Marolles, et continua vers l'hôtel à pied, guettant la moindre anomalie dans l'environnement, le moindre passant incongru. Il ne remarqua rien d'anormal, mais pourtant, il demeurait inquiet. On l'avait manipulé et trompé trop souvent. Richard Lanchester avait accepté de l'écouter, mais il n'avait pas voulu engager d'actions. Devait-il le soupçonner lui aussi ? La paranoïa se nourrit d'elle-même... la folie guettait Bryson... Non, mieux valait considérer Lanchester comme un homme honnête, se dire qu'il était réellement inquiet, mais qu'il avait besoin de faits concrets pour pouvoir donner l'ordre d'agir. C'était un pas en arrière, mais en même temps un pas en avant... puisqu'il avait gagné à sa cause un allié puissant... sinon un allié, du moins un interlocuteur attentif.
Ayant dépassé la propriétaire maussade derrière son bureau, Bryson prit l'escalier qui descendait à la cave. La porte du réduit était toujours verrouillée de l'extérieur : Bryson fut soulagé. Mais il s'attendait à tout de la part de Laïla... il tira son arme de sa ceinture, se positionna sur le côté pendant qu'il tournait sans bruit le verrou, puis ouvrit la porte d'un coup sec.
Elle ne bondit pas sur lui comme une diablesse... C'est un silence complet qui l'accueillit.
Depuis le seuil, il vit que la petite pièce était vide. Les cordes à linge, tranchées net, jonchaient le sol.
Elle était partie.
*
Elle n'avait pu s'échapper sans aide extérieure. Impossible de défaire les nœuds toute seule ou de trancher la corde : elle n'avait ni lame ni outils...
Maintenant c'était certain : elle avait des complices dans les environs.
Ses collègues étaient encore dans les parages en ce moment même : ils savaient où il logeait, et si Laïla avait un instant hésité avant de tirer sur lui, il n'en serait pas de même avec eux. Il était donc hors de question de retourner à sa chambre : c'était trop risqué.
Bryson fit, en pensée, l'inventaire de sa valise, restée à l'étage. Au cours des vingt années de travail, il avait appris à voyager léger, et à s'attendre à ce que sa chambre d'hôtel soit fouillée. D'habitude, il disposait ses affaires de manière à savoir immédiatement si elles avaient été dérangées — une précaution qui lui avait souvent été fort utile. Sachant que le contenu de sa valise pouvait être pillé, il n'y laissait jamais rien d'irremplaçable. Il avait également appris à classer les objets de valeur en deux grandes catégories : ceux qui avaient une valeur marchande, et ceux qui avaient une valeur stratégique. Les objets de la première catégorie attiraient surtout les petits malfrats, les femmes de chambre et autres voleurs à la tire : argent, bijoux, et tout petit appareil électronique qui paraissait coûteux. La deuxième catégorie — qui comprenait les passeports (vrai et faux), papiers d'identité, permis et autres documents, pellicules photo, cassettes vidéo et disquettes informatiques — était très souvent délaissée par les voleurs ordinaires. En revanche, une fois perdus, ces objets s'avéraient irremplaçables.
C'est pourquoi Bryson avait plutôt tendance à laisser de l'argent liquide dans sa valise, mais à prendre ses faux passeports sur lui. Fidèle à son habitude, il avait donc dans ses poches tous ses papiers, son arme et la copie de la clé de cryptage du téléphone privé de Jacques Arnaud, une puce minuscule qui l'accompagnait depuis un certain temps maintenant. Même s'il ne remettait plus jamais les pieds dans sa chambre d'hôtel, il s'en sortirait. Il aurait besoin d'argent, mais c'était un problème relativement facile à résoudre. Il pouvait donc continuer.
Mais pour aller où ? Infiltrer le Directorat était maintenant hors de question. Ils connaissaient à présent ses intentions... La seule stratégie possible était l'attaque de front : essayer de retrouver Elena en utilisant son statut d'ex-mari comme appât.
Les grosses têtes du Directorat ignoraient ce qu'il savait sur eux, ou ce qu'Elena avait pu lui raconter.
Même si son amour avait été factice — une simple comédie pour pouvoir accomplir sa mission —, même si elle était chargée de le manipuler, de le tromper, Elena avait pu lui dire des choses, par inadvertance ou même intentionnellement. Même si leur mariage n'avait été qu'une mascarade, il avait tout de même été son mari : il y avait forcément eu entre eux des moments de réelle intimité, des moments où ils avaient été seuls, en tête-à-tête...
Cette duperie pouvait à présent s'inverser et se retourner contre eux. Pourquoi pas ? S'il laissait entendre qu'Elena lui avait dit des choses, volontairement ou non, qu'il savait, à présent, des secrets sur eux — des informations qui étaient conservées quelque part, bien à l'abri, comme éléments futurs de négociation, et confiées à un avocat chargé d'avertir la presse en cas de décès ?
Il tenait là quelque chose d'intéressant... Un mari savait forcément des choses sur sa femme que nul autre ne connaissait. Par essence, ils ne pouvaient savoir ce qu'elle avait pu lui révéler... Bryson allait donc se servir de cette incertitude, de cette ambiguïté ; et la transformer en un joli miroir aux alouettes.
Il ne savait encore précisément comment procéder... il connaissait quelques agents, qui opéraient à Amsterdam, à Copenhague, à Berlin et à Londres, ou encore en Sierra Leone et en Corée du Nord. Il pourrait commencer par les contacter, un à un, — du moins ceux dont les noms et les contacts fonctionnaient encore — et les utiliser comme relais pour faire passer le message vers Ted Waller.
Pour cela, il lui faudrait de l'argent, mais ce n'était pas un réel problème. Bryson avait toujours ses comptes secrets au Luxembourg et aux îles Caïmans, auxquels il n'avait pas encore touché ; faire des réserves en cas de coups durs était une seconde nature pour les agents du Directorat, une condition darwinienne de survie. Il ferait les transferts nécessaires, se procurerait les fonds pour se déplacer à son gré, puisqu'il ne pouvait plus s'en remettre aux bons soins de la CIA.
Puis il contacterait ses anciens collègues, se servant d'eux pour transmettre sa menace. Et ses exigences : un rendez-vous avec Elena. Faute d'obtenir satisfaction, il rendrait publiques les informations qu'il avait jusqu'à présent gardées en réserve. Du chantage pur et simple. Ted Waller comprendrait très bien, pour avoir lui-même usé de ce stratagème mille fois.
Bryson referma la porte du réduit et se mit à la recherche d'une autre sortie, pour ne pas repasser devant la réception. Après avoir tourné quelques minutes dans les sous-sols sombres, il trouva une petite sortie de service peu utilisée : une porte en fer, mangée de rouille, presque impossible à ouvrir. Il se battit avec la poignée jusqu'à ce qu'elle se décoince enfin. La porte, une fois ouverte, donnait sur une petite allée, jonchée de détritus, à peine praticable.
Il rejoignit une petite rue servant de parking aux habitants des immeubles du quartier, qui le mena vers un axe principal ; il put enfin se fondre dans la foule des piétons. Bryson s'arrêta dans le premier grand magasin qu'il trouva, un endroit miteux où il renouvela sa tenue de A à Z, abandonnant ses anciens vêtements dans la cabine d'essayage, à la stupéfaction du vendeur. Il acheta également un sac à dos, un assortiment d'autres vêtements et un petit sac de voyage bon marché, pour l'avion.
Alors qu'il était à la recherche d'une agence de quelque grande banque internationale, Bryson passa devant la vitrine d'un magasin d'électroménager, où trônaient des rangées de télévisions, toutes réglées sur la même chaîne. L'image lui parut immédiatement familière : il reconnut les grands monuments de la ville de Genève... il devait s'agir d'une publicité de l'office du tourisme suisse. Mais non, c'étaient les informations... et ce qu'il vit ensuite le fit chanceler sur ses jambes.
Cela se passait à l'Hôpital cantonal de Genève. La caméra avançait à travers des couloirs ; on découvrait la salle des urgences, encombrée de corps étendus sur des brancards et de cadavres enveloppés dans des sacs plastique. La caméra fit un panoramique sur une scène d'horreur : des tas de corps empilés attendant que des chariots viennent les emporter. A l'écran, un titre au synthétiseur s'afficha : Genève, hier.
Hier ? Quelle catastrophe avait-elle bien pu s'abattre aussi rapidement ?
Bryson s'éloigna du magasin, trouva un kiosque à journaux et vit les gros titres : GENÈVE. ÉPIDÉMIE DE CHARBON. ATTENTAT.
Bryson saisit un International Herald Tribune, et lut le titre qui s'étalait sur la couverture en police trente-six points : LES VICTIMES DU CHARBON CONTINUENT À REMPLIR LES HOPITAUX GENEVOIS — LES AUTORITÉS INTERNATIONALES CHERCHENT DES RÉPONSES — ON PRÉVOIT PLUS DE 1 000 MORTS.
Chancelant, Bryson lut la suite avec horreur.
De notre correspondant à Genève :
Une éruption soudaine et violente de cas de charbon s'est transformée en épidémie ; les hôpitaux et les cliniques ne désemplissent pas. Plus de 3 000 personnes ont contracté la maladie, et quelque 650 ont déjà trouvé la mort. Les autorités médicales ont mis en place des procédures d'urgence pour adapter leurs locaux et recevoir les malades ; une nouvelle vague est annoncée dans les prochaines 48 heures. La mairie de Genève vient d'ordonner la fermeture de toutes les écoles, des entreprises et des administrations, et conseille aux touristes et aux voyageurs d'affaires d'éviter Genève jusqu'à ce que les causes de l'infection soient déterminées. Le maire de la ville, Alain Prisette, a exprimé sa douleur et son sentiment d'horreur, tout en demandant instamment aux habitants et aux visiteurs de garder leur calme.
Les patients ont commencé à affluer dans les hôpitaux et les cliniques de la ville dès hier matin, quelques heures avant l'aube, tous souffrant de sévères symptômes grippaux. À 5 heures du matin, une douzaine de cas de charbon étaient diagnostiqués à l'Hôpital cantonal ; vers midi, le nombre de cas se chiffrait en milliers.
Les autorités sanitaires et municipales travaillent sans relâche pour déterminer les causes de l'épidémie. Sur place, les autorités ont refusé de commenter des rapports affirmant que la maladie a pu être répandue par un camion équipé d'un système de vaporisation aérosol, qui aurait sillonné la ville en diffusant un nuage de spores mortelles.
Le taux de mortalité pour les patients atteints de charbon avoisine les 90 %. Après exposition au bacille malin, le patient développe de graves difficultés respiratoires, puis est pris de convulsions entraînant généralement la mort dans les 36 heures.
Bien qu'il soit possible de traiter les cas de charbon contractés par inhalation en administrant des doses massives de pénicilline, les autorités médicales suisses demandent au personnel hospitalier de prendre des mesures de protection pour éviter d'être eux-mêmes contaminés — les spores du charbon pouvant rester présentes dans l'air pendant des dizaines d'années.
Alors que la police helvète enquête pour déterminer la source de l'épidémie, le ministère de la Santé publique estime qu'à la fin de la semaine, le nombre de victimes sera de plusieurs dizaines de milliers.
Ici, tout le monde se pose la même question : pourquoi ? Pourquoi avoir pris Genève pour cible ? Le bruit court que la présence en ville d'importantes organisations internationales, en particulier de l'Organisation Mondiale de la Santé, n'est pas étrangère à ce choix. Le maire de Genève s'est refusé à tout commentaire quant à l'hypothèse que l'épidémie ait pu être provoquée par un groupe terroriste usant d'armes bactériologiques, et qu'il s'agisse d'un attentat planifié depuis des semaines, voire des mois.
Bryson leva les yeux du journal, le visage blême. Si les faits rapportés dans cet article étaient exacts, comme tout portait à le croire, cet attentat à l'arme bactériologique avait été perpétré alors qu'il était encore présent à Genève — ou très peu de temps après son départ.
Un jet américain désintégré en plein vol... l'Eurostar à Lille... une bombe explosant dans le métro de Washington à l'heure de pointe... Une logique terroriste se cachait derrière ces attentats... la fréquence qui augmentait, les points communs de plus en plus évidents. Ils étaient tous destinés à semer le chaos, à occasionner de nombreuses victimes civiles et à provoquer une psychose générale. C'était un schéma terroriste classique, à un détail près.
Aucun de ces attentats n'avait été revendiqué.
D'ordinaire, bien que ce ne fût pas une règle absolue, les terroristes revendiquaient leur responsabilité, justifiaient leurs actions — sans quoi l'incident n'avait aucune raison d'être, à part la démoralisation générale.
Puisque le Directorat semblait être l'auteur de l'attentat de Lille, il n'était pas du tout impossible qu'il soit aussi responsable des événements de Genève. C'était même très probable.
Mais pourquoi ?
Quel était leur objectif ? Qu'espéraient-ils accomplir ? Pourquoi un groupe de civils extrêmement puissants conspirait-il pour semer une vague de terreur à divers endroits du globe ? Dans quel but ?
Bryson n'acceptait plus la théorie selon laquelle des vendeurs d'armes tenteraient d'accroître artificiellement la demande pour leur marchandise. Des mitraillettes Uzi ne pouvaient rien contre le charbon. Il y avait autre chose là-dessous : un autre motif, une logique différente. Mais laquelle ?
Il venait juste de quitter Genève... il s'était trouvé tout près de Lille quelques jours avant le drame... Dans les deux cas, il était sur les lieux du crime. Certes, il s'était rendu à Genève parce que Jan Vansina, agent du Directorat, se trouvait là-bas. Et il s'était rendu à Chantilly — non loin de Lille — pour enquêter sur les activités de Jacques Arnaud.
Etait-il tombé dans un guet-apens ? Des attentats terroristes avaient eu lieu, comme par hasard, dans des endroits où il avait séjourné — sa présence dans les parages était-elle liée à ces événements ?
Bryson songea à Harry Dunne, à son insistance pour que Bryson aille rencontrer Vansina à Genève. C'était Dunne qui l'avait encouragé à se rendre là-bas : il pouvait donc avoir eu un rôle dans ce piège... Mais Chantilly ? Dunne n'était pas même au courant...
En revanche, Laïla l'était. C'était Laïla qui lui avait appris l'existence du château d'Arnaud à Chantilly. Elle avait hésité à l'y amener — ou avait feint l'hésitation — mais c'était bel et bien elle qui l'avait appâté, comme on agite une cape rouge devant le taureau.
Harry Dunne l'avait poussé à partir à Genève... Laïla l'avait subtilement incité à se rendre à Chantilly... Dans les deux endroits, des attaques terroristes avaient eu lieu. Etait-il possible que Dunne et Laïla aient travaillé ensemble, pour le compte du Directorat, qu'ils l'aient manipulé pour qu'il paraisse responsable de ces attentats meurtriers ?
Seigneur, où était la vérité ?
Bryson s'apprêtait à refermer le journal pour l'emporter quand il remarqua un petit encart, illustré d'une tout aussi petite photo. C'était la photo qui avait d'abord attiré son attention.
Bryson reconnut immédiatement le visage en question : il s'agissait de l'homme rougeaud qu'il avait vu émerger du bureau privé de Jacques Arnaud, à Chantilly. Anatoli Prichnikov, PDG de Nortek, le gigantesque conglomérat russe.
arnaud annonce sa fusion avec nortek, lut-il. Jacques Arnaud associait son empire tentaculaire à celui du groupe russe, qui regroupait lui-même de nombreuses entreprises anciennement dirigées par les forces militaires soviétiques.
La nature de leur collaboration n'était pas précisée, mais l'article notait la présence croissante de Nortek dans le marché européen, et citait son rôle influent dans la vague de fusions déferlant sur le secteur de l'industrie électronique. Un schéma commençait vaguement à apparaître... mais lequel ? Une coalition mondiale de grandes corporations, toutes négociant — ou pouvant négocier — dans le secteur de la défense ?
Et tout cela était contrôlé par le Directorat, si les informations de Bryson étaient exactes. Devait-il en déduire que le Directorat tentait de s'emparer du contrôle de la défense des grandes puissances mondiales. Etait-ce cela qu'Harry Dunne redoutait tellement ?
Dunne l'avait-il manœuvré pour le duper et lui faire porter le chapeau ? Ou bien était-ce lui — s'il était encore en vie — le dindon de la farce ?
Désormais, Bryson savait où chercher les réponses à ses questions.
*
Bryson fit quelques achats dans un magasin d'accessoires de théâtre de la rue d'Argent, à quelques pas du théâtre de la Monnaie. Puis il entra dans l'agence d'une banque internationale, où il fit transférer des sommes depuis son compte luxembourgeois. Avant la fin de l'après-midi, une fois les frais de transaction déduits, il était en possession de près de cent mille dollars, principalement en coupures américaines, mais aussi en diverses monnaies d'usage en Europe.
Il s'arrêta dans une agence de voyages, et s'inscrivit en dernière minute pour un voyage organisé. Il dénicha un magasin de sport et fit quelques emplettes avant le départ.
*
Le lendemain matin, à l'aéroport de Zaventem, un avion Aeroflot décrépit décollait, emportant à son bord un groupe de routards bruyants et chahuteurs. Ils avaient tous profité de la promotion spéciale sur un voyage organisé en Russie, « Les Nuits de Moscou » — quatre jours et trois nuits à Moscou, puis le train de nuit pour Saint-Pétersbourg, où ils passeraient trois jours et deux nuits supplémentaires. L'hébergement était de type économique, autrement dit sordide, et tous les repas étaient compris, ce qui n'était pas forcément un plus.
L'un des participants avait visiblement dépassé la quarantaine : il portait un treillis vert, une casquette de base-ball et avait une grosse barbe châtain foncé. Il voyageait seul, mais se joignit spontanément à l'euphorie générale. Ses nouveaux amis apprirent qu'il se nommait Mitch Borowsky, qu'il était comptable québécois, avait bourlingué à travers le monde entier, et, de passage à Bruxelles, avait subitement eu envie de faire un tour à Moscou. Il avait eu la chance de tomber sur l'une des dernières places restantes à bord de l'avion. Cela s'était fait totalement sur un coup de tête, expliqua-t-il à ses nouveaux camarades, mais Mitch Borowsky était comme ça. Il aimait improviser.